Qui dit je en nous ? : extraits
« Longtemps le moi prit la forme allégorique d’un arbre. Les racines d’un sujet plongeaient dans une terre, sa croissance dépendait d’un climat et d’une époque – « la race, le lieu, le moment », dit Taine. On était d’une province et d’une confession, autant que d’une culture ou d’un clan, et dans ce sol commun on puisait son essence ; la sève assurant sa croissance montait du plus profond de ses racines. Les Mac d’Écosse, les O’ d’Irlande, les Frederiksen du Nord en témoignent, tout comme les Ben du monde musulman : on s’est identifié durant des siècles en s’affichant le fils ou la fille de …, lui-même fils de… ; les apports précédant le sujet étaient bien plus déterminants que sa propre formation.Toute existence se voulait généalogique, et tout pedigree se voyait représentée par un chêne, ou un hêtre. Symboles de force, de naturel et de loyauté, ces arbres venaient idéalement figurer ce qui fondait notre origine et assurait notre poussée : il fallait être fort, fiable, droit. L’image servant à illustrer l’identité était devenue sa matière même ; la métaphore avait si bien pris corps que personne ne doutait plus de la réalité biologique de ses racines (…)
Si beaucoup de lignées royales ou princières étaient le fruit d’alliances cosmopolites, la plupart des familles aristocratiques, bourgeoises et paysannes revendiquaient avec fierté l’ancienneté de leur enracinement local ; des psychologues font encore aujourd’hui dessiner un arbre à leur patient, ce motif passant pour le meilleur test projectif des éventuelles perturbations de sa personnalité. Être bien né, dans une famille ancienne et respectée, c’était être de bonne souche, bien souché comme on dit encore ici ou là. Être déraciné, à l’inverse, était le statut le moins enviable qui soit, comme en témoignait l’opprobre pesant souvent sur les populations vivant un éternel exil, des Juifs aux Gitans. Quitter son pays était une punition et s’exiler un drame, que seules les menaces de famine ou de persécutions pouvaient provoquer (…)
Cet arbre fut secoué par l’industrialisation, l’exode rural et l’urbanisation, puis dépoté par le vent des brassages et le ferment de la modernité. Faute d’avoir appris à plier, le formidable chêne branla, rompit puis tomba, révélant un extraordinaire réseau de racines. On découvrit toute la complexité de l’humus qui l’avait nourri, puis on se pencha sur ce feuilleté issu du dépôt successif d’apports étrangers.
Bientôt on trouva là de nouvelles métaphores aptes à définir l’identité : l’archéologie succéda à la botanique, l’image de Rome s’imposant à Freud pour donner du lustre à cette topique a priori dévalorisante ; l’arbre à ancêtres fut détrôné par les couches que forment en chacun le moi, ce comédien, l’inconscient, cette machine à rêves, le surmoi, ce gendarme intériorisé (…) ; le sujet cessa d’être une entité pour devenir un ramas : c’est « plusieurs personnes superposées » que Proust détecte déjà en nous, dans « Contre Sainte-Beuve ».
Perdant leur éclat de phénomène naturel, la Famille, la Tradition et la Patrie commencèrent par être isolées comme des constructions, puis des facteurs potentiels d’aliénation. Le sang – la sève – cessa d’être le vecteur principal de l’identité (…) bientôt la notion même d’hérédité en vint à sentir le fagot, idéologiquement. Après s’en être longtemps nourri, l’individu voulut se défaire de ce qui, en lui, trahissait l’empreinte de ceux qui l’avaient précédés. »
Ce livre est issu de chroniques données, du n°79 au 85, à la revue polonaise
Zeszyty Literackie(photo Hannah, agence Opale)
4 comments
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.
Bonsoir,
De la photo de Proust sur son lit de mort à je ne sais quelle page du web…le titre de votre Proust contre Cocteau apparaît… puis je clique sur la vidéo de Mollat où vous parlez avec précision et passion de votre démarche… votre site.. votre parcours, vos mots…et je commande à mon libraire 5 de vos ouvrages…Lesquels ? devez-vous vous demander…
Merci : la perspective d’une pile de livres, et la promesse de vous découvrir dans vos pages me ravissent. Je vous écrirai pour vous dire les émotions et réflexions suscitées en moi par vos mots. Bonne nuit.
Merci pour votre message! J’aime aussi dériver sur la Toile, des heures durant parfois , tant mieux si les vents du net vous ont poussée jusqu’à moi.
N’hésitez pas à partagez avec moi et les visiteurs de ce site vos impressions de lectures, les livres servent aussi à cela – car ils servent, j’en suis convaincu.
J’imagine que vous allez commencer par le Proust contre Cocteau, c’est le dernier livre que j’ai publié, et ce n’est pas le plus long, j’espère qu’il accompagnera agréablement vos nuits de lecture!
Bien à vous
Claude Arnaud
bonjour,
je viens de découvrir votre essai « qui dit je en nous » à l’occasion d’un cours de MASTER 2 en formation des adultes « recherche biographique » mené par Christine Delory .
je dois avec une autre étudiante présenter le chapitre Romand, fiction.
Contexte d’écriture, contenu, dégager une ou deux idées fortes et dire au groupe ce que ça a touché en moi. Et ensuite nous débattrons.
Je ne connais que très peu la forme littéraire de l’essai et j’ai donc été un peu surprise de la construction . comment votre choix de forme donne naissance à la réflexion particulière et singulière qui est la votre sur ce sujet.
l’idée que je retiens est celle d’un être en perpétuelle construction pour vivre , qui livre une sorte de bataille plus ou moins conséquente entre son « être soi » et son « être pour autrui » et que c’est chez jean- claude Romand un déséquilibre dans cette relation qui probablement le conduit à entrer dans cette fiction. fiction pourtant tant ancrée dans la réalité sociale. Ce qui me touche le plus dans ce que vous écrivez, c’est cette interrogation vers le lecteur, au travers de l’autre, des autres… et la responsabilité de chacun dans la construction de l’imposture…
Et est-ce une fiction quand finalement on vit ce « mensonge » au quotidien?
du coup je me suis intéressée à votre bibliographie et votre biographie , cela m’a donné envie de lire plus !
Si vous avez envie d’apporter un élément au groupe, n’hésitez pas à me contacter
barbara
barbounette@free.fr
Bonjour,
Oui, j’ai essayé dans le cas Romand de mettre en regard l’être-pour-autrui qu’on est toujours, peu-ou-prou, et l’être-en-soi que l’on est, souvent de façon incomplète. Mais je ne sais pas trop ce que je pourrais, en l’état, apporter à votre groupe, à moins qu’il ait des questions précises à me poser. Je n’ai pas beaucoup plus à dire sur la chose que dans le livre, sinon peut-être que je ne souhaitais pas tirer la morale de la fable, juste dire qu’il est indispensable d’avoir un identité, mais problématique d’être certain qu’il s’agit bien de la sienne, non d’un pacte passé avec son entourage.
Bien à vous
C Arnaud