Cocteau : Feran McRope pour Têtu
« Vous avez dit Cocteau ? Soit, mais lequel ?
Quand l’hexagone bruisse en cette rentrée d’une Cocteaumania annoncée, la parution chez Gallimard de l’impeccable biographie que signe Claude Arnaud —agrémentée de deux cahiers de photographies inédites— tombe à point nommé pour vous tenir lieu de boussole. Elle vous épargnera à la fois de passer pour la dernière des cruches, et, à l’heure des dîners en ville, de vous laisser damer le pion par vos aînés.
Tiré de cette nouvelle somme foisonnante menée tambour battant, bref aperçu de celui qui eut mille vies, fut à la fois l’exact contemporain de la Tour Eiffel et de Virginia Woolf, fréquenta l’impératrice Eugénie et Brigitte Bardot, lança Radiguet et Genêt, fit danser Nijinski, boxer Al Brown, composer Strawinsky et peindre Picasso.
Cocteau sur seine
La ville sent alors le crottin, on y circule en landaus, en cobs ou autobus hippotractés, on s’y éclaire au gaz. C’est devant le scintillement des spectacles du Paris 1900 que s’éveille le regard de l’enfant Cocteau : celui de Sarah Bernhardt et de la môme Carlier, du Châtelet et du Vaudeville, de Colette et de la Loïe Fuller, des Bouffes et de l’Eldorado, de Polaire et du Palais des glaces. Sa mère ? Il la voit s’habillant pour se rendre au théâtre ou à l’opéra, une robe longue de velours écarlate exaltant sa sihouette, « un éventail d’écailles et de dentelle noire qui palpite à la main ». Celle qu’il évoquera d’un trait vif dans ses Portraits-Souvenirs occupera jusqu’à son dernier souffle une place décisive dans la vie de son fils. Le père? Le père meurt. Tôt. Discrètement suicidé. Vivant, c’est déjà en fantôme qu’il aquarellisait silencieusement. Mort, jamais plus le fils n’évoquera ce spectre. Zone d’ombre.
L’autre « Fée électricité »
Mais c’est déjà en prodige de la conversation que s’avance l’adolescent 1900. Fracassant de précocité et de brio social, ce tendron à sonnettes voit se pencher à l’aplomb de son berceau de poète mille fées. D’Edith Warton à d’Annunzio ou Valéry, tous succombent à la vituosité de son charme élocutoire. Cas stupéfiant d’ébriété mondaine, ce Cocteau de quinze ans est un conversanionist frénétique. Il se rue aux « revues » d’une Mistinguett irrésistible qu’il courtise et qui prétendra plaisamment avoir « eu » sa virginité. Puis on le croise dans la loge d’un De Max , qui rédige à l’intention de son protégé ce libelle d’anthologie où plus d’un se reconnaîtra : « À vos vingt ans en fleur mes quarante ans en pleurs ». Survolté et pressé de tutoyer la Gloire, Cocteau épingle alors au mur de sa chambre cette note : « Trop est tout juste assez pour moi ».
Bright young things
Ses meilleures copines d’alors ? Deux héritières, aussi snobes que pommadées : Lucien Daudet et Maurice Rostand. Ce dernier, à lui seul un chef-d’œuvre hilarant de lâchez-tout égomaniaque : protégé de Sarah Bernhardt, le futur auteur de La femme qui était en moi commet partout son aplomb monstre et une désinvolture sans limite. Lascive odalisque, décolorée de la pointe à la racine (« une bouse en équilibre sur le crâne », note charitablement Cocteau), il est ausi outrageusement vêtu que parfumé, déclenchant des crises d’asthme chez Proust à la moindre de ses apparitions. Avec leur côté « mousquetaires du Faubourg Saint-Germain » qui seraient aussi parvenus à cannibaliser Milady de Winter, ces trois chéries fardées carburent au vitriol. Leurs génitrices ? D’invraisemblables modèles de « mère à pédé », comme seule une époque normative jusqu’à la nausée sait en susciter (la palme à madame Rostand mère —un Himalaya de complaisance ombilicale).
Le petit Marcel et la pythie
Pressé d’en découdre avec la muse, Cocteau élit déjà ses figures tutélaires. En bonne place, le futur auteur de Sodome et Gomorrhe. Proust lui adresse des lettres restées au nombre des plus bouleversantes qu’il recevra jamais, avant de faire de lui l’Octave de son Albertine disparue. Partageant avec Cocteau un même besoin d’admirer et de plaire, il ne tarde pas à détecter dans l’éloquence de ce dernier un « organe défensif », et lui reproche d’ignorer que c’est le sacrifice de soi qu’exige cette œuvre dont déjà il le sent gros. Leur amitié restera inégale, leurs querelles byzantines. Toute proche, Anna de Noailles est un autre cas d’espèce bordeant cette époque de formation. Descendante des princes de Brancovan, adulée par Barrès et traduite par Rilke, la pythie de la rue Scheffer brille alors au firmament des lettres françaises. Ce trésor vivant de l’alexandrin début-de-siècle est une minuscule créature médiumnique à courte frange, perpétuellement au bord de la transe, qui rivalise au coude à coude avec Victor Hugo dans des foyers français d’avant l’ORTF. C’est au lit qu’elle reçoit, faisant l’obole de son verbe sacré au cours de liturgies hallucinées, ne s’interrompant que pour manger et précipitant sa main libre sur la bouche de l’importun qui prendrait la folle liberté de s’exprimer, au seul motif que la poétesse a la bouche pleine. Ayant trouvé en elle sa « sœur en poésie », cet animal mimétique jusqu’au délire que restera Cocteau sa vie durant ne tarde pas à s’attirer le surnom d’« Anna-mâle ». L’impétrant n’en a cure, qui prend chaque jour auprès d’elle un aller-simple pour l’extase. Jusqu’à ce jour où, suivant son inclination et l’ayant intégralement métabolisée, ce dernier lâchera, féroce : « elle joue à la marelle avec une pierre de l’Acropole ».
Adieu
Puis vient la commotion. En ce soir du 29 mai 1913, on inaugure un théâtre des Champs-élysées flambant neuf avec une ode musicale et chorégraphique au renouveau de la terre, dans une aimable tradition pastorale qui ne laisse a priori rien présager de scandaleux. Passées les premières mesures de la partition, le tollé qui règne dans la salle est indescriptible. On invective du parterre au poulailler. Précédant l’intervention de la maréchaussée, on entend la vieille comtesse de Pourtalès glapir: « c’est la première fois depuis soixante ans qu’on me manque de respect ! ». Ce Sacre du printemps est vécu comme un viol collectif. Debussy, plus mesuré mais autrement venimeux : « C’est de la musique de sauvage, mais avec tout le confort moderne ». Pourtant, aux yeux enfiévrés du jeune poète, les dés de la muse viennent à nouveau de rouler, éblouissants. Nijinski et Strawinsky ont sonné l’hallali, flêtrissant en un soir tout ce qu’il avait adoré jusque là. Qu’à cela ne tienne ! Le futur auteur du Grand écart relègue séance tenante ses anciennes idoles au rayon des antiquités, abjure tout et jette sur le papier ce viatique provisoire : « Virginité du lendemain, quel hier frippé t’égale ? ».
Chinchilla, Misia, Vatsa
Montreur d’âmes incomparable, Diaghilev mène alors son Barnum chorégraphique avec une passion dévoratrice qui jette Paris à ses pieds. Sergueï Pavlovitch « Chinchilla » tire son surnom de cette mèche blanche plantée comme un point d’exclamation au mitan de sa crinière teinte. Monstre d’autorité, ce qui ne lui appartient pas n’est rien à ses yeux. Dans son sillage, une Misia Sert richissime, sa trésorière parisienne et l’une des rares femmes agréées parmi la garde rapprochée de cet océan de misogynie. Adorable de cruauté, terrible de gentillesse, Cocteau l’incrustera doublement dans l’œuvre : sous les traits de la princesse de Bormes dans Thomas l’imposteur et dans le trio des Monstres sacrés. « Chinchilla » détestant compter, celle que Satie surnommera « tante Brutus » ou « la mère-tue-tout » veille continuellement à renouveler le stock des mécènes, gagnés à la cause de cette ‘’horde de barbares’’ si parfaitement urbaine. Quant à Nijinski, Cocteau n’aura pas peu contribué à ériger en bête de scène hissée à hauteur de mythe cette fusée inestimable de la modernité chorégraphique. Le destinant à la postérité, il fit de lui cette figure que l’on dissèque aujourd’hui avec minutie dans les départements de Queer Studies des universités américaines. En retour, ce génie de la traversée des genres qu’est le jeune dieu russe lui inspirera son premier recueil poétique digne de ce nom, La danse de Sophocle. Ensemble, ils iront au bordel, danseront le Tango et dîneront chez Maxim’s.
Le bal de la mort
« On mourra tous. Je vous embrasse du plus profond de mon cœur. Je m’engage. Jean ». Le télégramme date d’août 1914. L’engagement en question tiendra, lui, du départ en croisière (avant de virer, il est vrai, au cauchemar intégral). À bord de la Mercedes ouvrant le convoi des voitures de livraison mises à la disposition de Misia par les maisons de Haute Couture et transformées en ambulances, c’est sanglé dans un uniforme dessiné par Poiret que Cocteau pérore et additionne les mots d’esprits, comme dans le salon de la baronne de Pierrebourg, tandis qu’alentour on ramasse déjà les corps déchiquetés par les éclats d’obus vomis sans trêve par la Grosse Bertha. Vient ensuite le temps de la grande boucherie. La guerre n’en finit pas, chaque jour plus irréelle, chaque jour plus meutrière aussi. Carnage insane, charniers à ciel ouvert. Cocteau s’y tient, parmi de cette fange glaçée des tranchées où flottent les rats crevés, depuis ces attentes interminables que relève à grand peine la chaleur pourtant communicative de tirailleurs africains qu’il affectionne et photographie, quand il ne couvre pas ses carnets de notes et de croquis. Comme les grecs sortaient des célèbres Chants du bouc donnés à Athènes en l’honneur de Dyonisos, c’est retrempé qu’il en réchappera, et comme lustral. Tout comme Apollinaire, d’ailleurs.
Parade
Au cours de ses permissions, il trouve le temps de causer avec Gide, tutoie l’azur à bord du Morane vrombissant piloté par Roland Garros, fonde une revue avec Iribe, rend visite à ce Barrès qui prône l’enracinement et autres captieuses fariboles, enfin rencontre celui qu’il décrira comme « l’homme qui court plus vite que la beauté », jusqu’à la fin son tortionnaire de prédilection : Picasso. Ensemble, et avec le concours d’un Satie à se jeter par terre de drôlerie irrédentiste, ils donneront naissance à Parade. La collaboration sera houleuse, les intrigues fakiriques.« Il sait bien que les décors, les costumes sont de Picasso, la musique de Satie, mais il doute si Picasso et Satie ne sont pas de lui » dira perfidement Gide de Cocteau. « Picasso est épatant ! J’en rote » s’écrie Satie, avant de vitupérer contre leur cadet : « Quel veau ! Quel melon ! Quelle engelure sur les jambes ! ». Picasso n’est pas en reste, plus brutalement sexuel comme toujours : « Je suis une comète, Cocteau est une étincelle dans ma queue ».
Montparnasse
Siège de ces premières avant-gardes à Paris qui bientôt sacraliseront le scandale et institutionnaliseront la transgression, l’activité qui règne depuis 1913 à Montparnasse ne tarde pas à attirer un Cocteau en quête de nouveau. ‘’Passeur‘’ du Futurisme italien, Apollinaire règne alors sur une rive gauche très radicale-Bohème, où Cendrars, Larbaud et Max Jacob fânent irrévocablement les gloires littéraires du Paris 1900. D’Hemingway à Joyce et de Gertrude Stein à Man Ray, Paris s’internationalise à coups de ruptures. Transfuge d’une rive droite honnie, Cocteau, plus apte que jamais à sentir d’où vient le vent, loue alors un atelier rue Huygens. Précédé par sa réputation de pilleur salonnard, l’accueil sera d’abord glaçé. Picasso en guise de sauf-conduit, il s’ingéniera pourtant à la conquête de ce monde dont il ignorait tout un an auparavant, absorbant l’énergie environnante pour mieux parachever cette salubre mue poétique que le Sacre a inauguré.
Verdun mon amour
L’Europe est exsangue et le désastre partout consommé lors de la signature d’un Armistice au goût prononcé de sang. Parmi les trépassés, Jean Le Roy. Ce jeune poète fut-il l’amant que Cocteau prétendit lorsqu’il se confia à cette peste de Gide ? La mort en 1918 sur le front de celui à qui l’on doit la naissance de l’Ange —cette figure récurrente dans l’œuvre— jette Cocteau dans la plus noire détresse : « Je souffre de lui comme un amputé ». Au fil des ans, d’autres fiancés étaient venus scander la vie de celui qui se disait lui-même mieux fait pour l’amitié que pour l’amour, avec des bonheurs variables et souvent de courte durée. Albert Botten, d’abord, un jockey de Maison-Laffitte où il nacquit. Puis Lucien Daudet. Raymond Laurent ensuite, à Venise, le temps d’un hypothétique trick sur la lagune à l’insu de leurs mères. Celui-là se suicidera une heure après leur rencontre —Le grand écart en porte encore la trace sensible. Suit un double intermède féminin. Christiane Mancini d’abord, puis Madeleine Carlier. « Connaissez-vous l’escalier de Chambord ? On monte ensemble mais on ne se rencontre pas », écrit-il à cette dernière. Il y eut aussi Paulet Thévenaz, un danseur genevois élève de Dalcroze avec lequel il vécut au grand jour, s’autorisant de son désir comme jamais jusque-là. D’autres viendront. Mais rien dans le cœur d’un Cocteau à l’âme de Pygmalion n’égala jamais en intensité, ni ne coïncida à ce point avec époque si rayonnante que ces quelques années au cours desquelles Radiguet à ses yeux illumina tout
L’ange myope
L’après-guerre crépite de joie. La France entière rajeunit à la vitesse de l’éclair. L’électricité gagne les foyers et les automobiles les rues. Cocteau s’amuse de tout, riant comme un gosse aux côtés d’un Radiguet de 14 ans son cadet, auquel Grasset ne tardera pas à faire un pont d’or pour son Diable au corps, et que Strawinsky verra « beau de manière trouble », avec « quelque chose du jeune taureau en lui », le subtil Maurice Martin du Gard soulignant cette myopie « qui lui fait un air d’autre monde, pour adoucir ce qu’il a facilement d’un peu âpre et de têtu ». « Il dépatinait les poncifs. Il décapait les lieux communs. Quand il y touchait, il semblait que ses mains maladroites remissent dans l’eau quelque coquillage. C’était son privilège, il était le seul à pouvoir y prétendre », écrira encore Cocteau en 1957. Ombre au tableau, « Bébé est vicieux, il aime les femmes », confie Cocteau à Hemingway. Qu’importe, puisque c’est ensemble qu’ils boiront des Alaska et des Manhattan au Bœuf sur le Toit (au Paris des années 20 ce que fut le Palace à celui des années 80), se ruent au cinéma où pour rien au monde ils ne manqueraient un nouvel épisode de Fantômas et des Mystères de New-York, ou quittent la ville pour de longues escapades balnéaires au cours desquelles ils lisent La Princesse de Clèves et écrivent d’arrache-pied.
Roaring Twenties
Cocteau s’internationalise à son tour, voit Ezra Pound, Maïakovski et Alejo Carpentier, comme plus tard Mishima, chorégraphie le zeitgeist du Paname d’alors, orchestre le succès du Groupe des Six (sous l’œil goguenard d’un Picabia qui épingle cet « Auric Satie à la noix de Cocteau »), puis lance Barbette —l’acrobate transgender dont il dira : « Il se balançait sur le public, sur la mort, sur le ridicule, sur le mauvais goût, sur le scandale, sans tomber ». Les collaborations s’enchaînent à un rythme d’enfer pour cet homme-orchestre : Picasso et Jean Hugo, Dullin et Artaud, Strawinsky et Nijinska, Milhaud et Poulenc, Chanel et Bérard. L’homme-orchestre prend alors l’habitude de réunir chaque samedi cette bande rieuse d’amis que Morand ne tarde pas à baptiser société d’admiration mutuelle. « La gaîeté y fusait de toutes parts, juteuse, nouvelle, centripète », écrira Fargue. On dîne pour 10 francs au Gaya ou chez Delmas, s’ennivre de cockails explosifs aux noms bizarres, file aux revues des Folies Bergères, au cirque Médrano ou au Magic City —ce bal travesti aux pieds de la tour Eiffel resté LE rendez-vous de la gay society d’alors. Morand notera : « De Cocteau-le-pointu, l’électricité sortait par tous les angles », avant de souligner qu’au sortir de chez ce magicien du verbe « on se sentait imbécile, attardé, courbaturé, obtus ».
Dada Eiffel
« Nous préparons le grand spectacle du désastre, l’incendie, la décomposition. DADA DADA DADA ! ». Tzara arrive-t-il à Paris, précédé de sa réputation d’iconoclaste déchaîné ? Cocteau se dadaïse derechef, guidé par un sens suraigu des vitesses de rotation de l’actuel. Ses facultés mimétiques hors du commun lui permettent d’adopter sur l’instant le pli qu’il repère chez ce paléo-punk roumain à monocle de géant. Une fois encore, ses talents d’imitateur laisseront pantois leurs contemporains extasiés : « Il entre, fin, délicat, fragile et aussitôt il séduit l’assistance, (…) mime tour à tour Marinetti, Breton, Tzara, Picabia, Rachilde, Cocteau lui-même ». La libraire Adrienne Monnier, fine mouche, note alors : « Ce n’est jamais lui qui monte sur la brêche, mais c’est toujours lui qui plante le drapeau ». Pourtant, trop désireux de s’attirer les faveurs de tous, Cocteau n’emporte vraiment l’adhésion d’aucun. Ni sur sa droite (côté NRF), ni sur sa gauche (côté Littérature). En lui quelque chose persiste du romantique, égaré dans une époque de tabula rasa. Mais d’ajouter : « à l’impossible, je suis tenu ».
Bretonades
« Vous le connaissez mal. Mon sentiment —tout a fait désintéressé, je vous le jure— est que c’est l’être le plus haïssable de ce temps. Encore une fois, il ne m’a rien fait, et je vous assure que la haine n’est pas mon fort. » Ces mots que Breton adresse au Tzara frais débarqué d’un Cabaret Voltaire zürichois condensent à eux seuls l’hypocrisie éhontée et l’implacable capacité de nuisance du futur « Pape du Surréalisme ». La férocité de ce Lucky Luke de l’anathème ne trouve son répondant que dans sa propension à tout capitaliser —une aptitude qui restera à jamais étrangère à Cocteau. De cette haine que « Rimbaud gendarme » va vouer à ce dernier un demi-siècle durant (effet d’une sanglante rivalité mimétique comme l’attestera Duchamp), on rappellera qu’elle fut égale à son homophobie lamentable. La composante masochiste de Cocteau l’exposera sa vie entière à endosser le rôle du bouc émissaire (contrairement à Gide par exemple), mais seules les attaques qui viendront plus tard de l’extrême-droite conduite par Brasillach peuvent être comparées aux effets de cette conjuration alors ourdie par le Robespierre de ce groupe que Max Jacob ne tarde pas à rebaptiser les sous-réalistes.
Le spectre opiomane
À l’âge de 20 ans meurt Raymond Radiguet, celui qui « allait toujours au bord de l’abyme, pour voir ». On surnommait Cocteau « le Bluff sur le moi », il sera désormais « le Veuf sur le toi », longtemps incapable de faire le deuil de celui qu’il aura aimé plus que tout. « J’essaye d’apprendre à vivre la mort qui est en moi », confie-t-il alors à Gide. Pour conjurer le sentiment poisseux de présent immobile et d’inexistence radicale qui s’empare de lui, il se confie à cette drogue puissante qu’est l’opium. Il lui consacrera un livre, aujourd’hui au nombre des grands écrits modernes sur les drogues, coudoyant ceux de Balzac et de De Quincey, de Michaud et de Castaneda, de Benjamin et de Leiris. Seule cette substance, dont il fumera jusqu’à soixante pipes par jour —parfois en compagnie de Mireille Havet —, a ce pouvoir d’interrompre l’horreur insoutenable des somatisations qui lui vrillent le corps. Avec elle spasmes, éruptions cutanées, insomnies et autres abscès s’abolissent et le laissent en paix.Il y restera fidèle jusqu’à sa propre mort, presque sans interruption, en dépit de cures de désintoxication toujours plus douloureuses.
Jean & Jean
Modèle du Cégeste de L’Ange Heurtebise, c’est un Jean Bourgoint d’une beauté solaire qui entre alors dans la vie de Cocteau, avant que ne lui succède un autre Jean, Desbordes celui-là. Si la relation avec le premier a des relents trop opiacés pour laisser place à de grandes secousses épidermiques, il en ira tout autrement du second, dont la sexualité ignore tout tabou. Capable au besoin d’épouser la terre ou les arbres pour assouvir cosmiquement les pulsions d’une nature généreuse, c’est d’un comique « Attention, cher ami, ne faites pas de trous dans mon jardin ! » que Morand l’accueillera à la campagne. Avec lui, Cocteau s’éveille aux joies de l’amour partagé, ainsi qu’aux charmes peu discutables de « cette fabuleuse petite plante marine, morte, frippée, échouée sur la mousse qui se déride, se développe, se dresse et jette au loin sa sève ». Ils trioliseront du côté de Toulon avec des marins bientôt mythifiés dans les « érotiques » du légendaire Livre Blanc, connaîtront les joies du bordel et bien d’autres voluptés, au point qu’insensiblement le fantôme de Radiguet finira par se dissiper. Cocteau pygmalionisera comme à son habitude, enjoignant son cadet à écrire, puis l’y aidant, enfin le lançant.
Le sang d’un poète
Premier écrivain de l’hexagone à tenir une caméra, Cocteau tourne à la fin des années 20 le premier de ses films, Le sang d’un poète. Merveille. En une séquence inoubliable, il allégorise la scène qui condense à elle seule toute sa poétique: le personnage du jeune Dargelos (incarnation de la Beauté) y lance au visage de l’enfant-poète une boule de neige le jetant au sol, et qui se révèle meurtrière. De sa bouche, le sang ruisselle alors abondamment en un équivalent d’orgasme saisissant. Le tournage sera rude, et les somatisations, une fois encore, ne trouveront d’apaisement que dans l’opium. Il note alors : « Je n’ai plus de place exacte sur la terre ».
Marcel & Jean
À un Franz Thomassin qui, comme Sachs avant lui, le désire trop pour qu’il l’aime à son tour, Cocteau préfèrera Marcel Khill (Mustapha Marcel Belkacem à l’état civil), fils d’un kabyle et d’une normande. Bisexuel comme Desbordes, il est lui aussi doué d’une énergie vitale débridée. Cocteau avait, au cours d’un voyage en terre marocaine, découvert et vanté jadis « le bel avantage arabe », si bien fait à ses yeux pour les « combats d’amour ». Les combats prendront ici un autre tour semble-t-il, Khill ne dédaignant pas de briser à l’occasion trois côtes à son aîné (« fais moi mal, Johny, fais-moi mal ! »). Lui succèdera un athlète à geule d’ange, que Cocteau engagera pour tenir le rôle-titre de son Œdipe roi avant qu’ils ne forment ensemble le premier couple d’hommes célèbre, et consacré en tant que tel. Ce quatrième Jean de sa vie, ce sera bien sûr Marais, bientôt promis aux triomphes publics et acclamé par une génération qui, dès le succès remporté par L’éternel retour, reconnaît en lui son idéal masculin.
L’ennemi public numéro un
La crise de 1929 et l’ascencion du fascisme en Europe achèvent de fossoyer la joie trépidante des roaring twenties. Aragon rompt avec Breton pour rallier le Parti communiste, Tzara devient stalinien et Gide un temps bolchéviste. Cocteau, lui, mal latéralisé politiquement, peine toujours à bien distinguer sa droite de sa gauche. « Ma seule politique est celle de l’amitié » écrit-il. Tout de même, il prend fait et cause pour le Front Populaire. Le 3 septembre 1939, la seconde guerre éclate en Europe. On attendait beaucoup de la présente biographie, s’agissant de cette époque particulièrement sensible. C’est le mérite de Claude Arnaud d’avancer, ici comme ailleurs, avec une précision qui permet seule de resituer les faits au niveau de complexité où ils se jouèrent. Qu’en est-il ? Tout d’abord ceci : non, Cocteau ne fut pas le salaud politique ni le « collabo » pour lequel certains voulurent le faire passer. Certes il demeura à Paris et y travailla, plutôt que d’opter pour l’exil. Certes il publia, et fit jouer ses pièces dans une ville occupée. Mais qui parmi les écrivains français de renom s’exila, à quelques exceptions près ? Qui rallia Londres dès l’Appel de De Gaulle, hormis Kessel et Albert Cohen ? Qui refusa d’être publié, Malraux et Guéhenno mis à part ? Qui entra tôt dans la Résistance, si l’on excepte Char, Prévost et Desnos ? On rappellera que dans une France pétainiste très « travail, famille, patrie » prônant le retour à l’Ordre moral votant les premières lois réprimant l’homosexualité et la pédophilie que le pays ait jamais connues, qui en appelle au sens du sacrifice et à l’obéissance, entrave le divorce et réprime l’avortement, il ne fait guère bon être pédé déclaré, drogué de surcroît, célèbre pour la libéralité de ses conduites et plus philosémite que l’inverse. Or Cocteau est précisément tout cela à la fois. Sa visibilité, vécue par beaucoup comme intempestive, lui attire alors une haine comme à aucun autre écrivain sans doute. Spécialistes exceptés, le lecteur sera d’ailleurs pris de vertige devant la virulence ininterrompue des tirs de barrages symboliques qu’il essuie, provenus de la faction la plus dure de la droite d’alors. Du Pilori à Aujourd’hui, du bien nommé La Gerbe à un Je suis partout de sinistre mémoire et que conduisent Laubreaux, Rebatet et Brasillach, toute la presse d’extrême-droite fera coquille autour de lui avec une véhémence acharnée. Les épithètes infâmantes pleuvent, étayées par une réthorique de la haine et du ressentiment entre toutes reconnaissable. On répute « contaminé par les sémites » ce « pantin de salon et des bars prouts ». On invoque son « théâtre d’invertis » au caractère « judéo-blennoragique », quand ce n’est « son vice et sa crotte » et « son style femelle ». Camille Mauclair fera de lui l’emblème des « invertis, des faisans, des cocaïnomanes » et l’une « des plus ou moins célèbres putains littéraires d’un sexe ou deux ». Tout cela dûment rappelé, reste l’affaire Breker. Le 23 mai 1942 dans Comœdia, Cocteau publie son Salut au sculpteur du Reich venu présenter au Jeu de Paume ses colosses de pierre néo-grecs. Par cet acte —mais par cet acte seulement— Cocteau se compromet alors. À des encâblures, tout de même, des Montherlant, Sachs ou même Jouhandeau…
Le paria magnifique
En pleine occupation, un coup de foudre saisit Cocteau, poétique cette fois. Il tombe sur la prose inédite d’un Villon de l’ère moderne, charriant une sexualité scandaleuse faite de travelos, de macs et de tantes, de matons et de détenus, de .pissotières ou de bordels érigés en sanctuaires du foutre —par ailleurs un tableau inégalé du parler et des mœurs du Montmartre pédé d’avant-guerre. Signant l’acte de (re)naissance d’un imaginaire littéraire hardcore, doublé d’un hymne quasi religieux à la criminalité, au vol et à la trahison, ce sera le Notre-Dame des fleurs de Genêt. Sa puissante crudité contraste d’emblée avec les œuvres de Proust et de Gide, de Jouhandeau et de Montherlant, comme avec celle de Cocteau lui-même. Les auteurs d’avant la « libération gay » (rappelle ailleurs un Edmund White biographe de Genêt) n’avaient le choix qu’entre « les trois sempiternelles métaphores de l’homosexualité — la maladie, le crime ou le pêché ». À rebours de ses contemporains, Genêt opte pour ces deux dernières. Une solidité littéraire et une manière neuve de rebattre la donne poétique, devant lesquelles Cocteau reste héberlué, avant d’endosser ce rôle d’agent social dont il maîtrise la moindre ficelle pour lancer cet nouveau cadet. Lucide, il note cependant : « Il volera toujours. Il sera toujours injuste. Il embêtera toujours ceux qui se compromettent pour lui venir en aide ». Leurs brouilles seront violentes, et la cruauté de Genêt devant Cocteau souvent semblable à celle de Picasso. Pourtant, l’auteur des Bonnes signera l’un des textes les plus intelligemment généreux jamais consacrés au poète de Plain-chant.
La difficulté d’être
Après-guerre, il retrouve un Picasso au cynisme de tiroir-caisse qui l’éblouit toujours, échange des sagesses potagères avec Colette sa voisine, voit Marlène et Gabin, Sartre et Beauvoir, mais manque son O.P.A sur Saint-Germain-des-près. Le « contrat d’exclusivité qu’il croyait avoir signé avec les moins de trente ans » évoqué par Claude Arnaud, cette époque nouvelle ne l’honorera guère, préférant le destiner à cette Gloire qu’adolescent il convoitait. « Ma nuit se dépeuple », note-t-il avant d’ajouter, poignant : « la guitare est désaccordée, les cordes pendent ». Pourtant, il a encore de ces sorties tordantes, comme celle qu’il lance, à travers l’œilleton du rideau de scène le séparant du public accouru à la première d’une de ses pièces : « Je vous ordonne de voir un chef-d’œuvre ! ». Il lui reste alors à signer quelques unes de ses plus vibrantes interventions, des plus durables aussi, du Journal d’un inconnu à La difficulté d’être —ces livres qui anticipent hautement sur la passion de notre époque pour ce mixte de réalisme et de confession qu’est l’auto-fiction. Ses films lui valent l’admiration de ses cadets, de Truffaut à Godard, et, par-dessus tout, Jacques Demy. Son ultime amour enfin, le plus suave sinon le plus intense, l’un des plus durables et des mieux payés de retour aussi, il le vivra auprès du tendre Edouard Dermit —jusqu’à sa mort survenue comme celle de Piaf le 11 octobre 1969 . Celui qui disait « Je suis un mensonge qui dit toujours la vérité », laisse derrière lui une œuvre qui n’a désormais plus de comptes à rendre qu’à ses lecteurs. Par son aptitude à lui offrir une myriade d’éclairages, la biographie de Claude Arnaud est désormais la meilleure introduction à l’œuvre de celui qui disait encore : « j’ai l’air toujours de naître à l’instant que je meurs ».
Feran Mc Rope (pcc CW)
Feran n’a qu’une devise : « First class is wherever I sit ». Tout récemment, c’est en confidence que l’équipe de Têtu s’entendait prophétiser par sa bouche : « I think fame is almost over ». Depuis lors, Ferran s’absorbe entièrement dans la méditation de cet adage passablement cryptique, glané dans le dernier édito de Vogue : « (…) nous pensons que les femmes et les hommes ont plus en commun que ce qu’ils s’imaginent. Ce qui devrait les rapprocher. »
N.B : cet article a paru dans l’hebdomadaire Têtu en octobre 2003, dans une version très légèrement abrégée. Remerciements à Thomas Doustaly et à la rédaction du magazine.
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