Qui dit je en nous ? : dédicace
Publié chez Grasset dans “L’automne romanesque”.
Une séance de dédicace, quelque part en France…
Claude, debout, survolant la 4° de couverture : – Curieux, ton sujet…
Arnaud, assis derrière le stand des auteurs : -…merci.
Claude : – Plutôt neuf, je veux dire.
Arnaud :- Sans âge en même temps.
Claude : -…mais de quelle identité parles-tu?
Arnaud : – L’individuelle, avant tout. Quoi qu’à vrai dire, elle soit toujours aussi collective.
Claude : -Tu n’en profites pas pour parler de toi, j’espère ?
Arnaud : -Au passage, mais sans plus. (Soupir de soulagement) D’ailleurs, je parle déjà plus de toi.
Claude, flatté : -Ah ?!
Arnaud : – Enfin de tous ceux que tu as été, avant que je ne devienne.
Claude : – J’espère que tu ne fais pas de révélations…
Arnaud : – Je préfère parler des autres : on en dit bien plus long.
Claude : – Des alter-ego ?
Arnaud :- Des gens qui ont eu assez d’audace pour se réinventer, ou d’imagination pour se démultiplier : des auto-créateurs, si tu préfères.
Claude :- Je ne vois pas.
Arnaud : – Imagine que tu sois las d’être toi-même et que tu veuilles devenir… quelqu’un d’autre, abandonner ton vieil être pour un tout neuf : il te faudra changer de lieu, d’entourage, d’habitudes, mais aussi reprendre le récit grâce auquel tu te définissais. Te réécrire, autrement dit. (Claude paraît ne pas comprendre)…Tout comme on s’écrit, au sortir de l’adolescence, pour remplir la page blanche qui nous a vu naître.
Claude :- Tu veux parler des autofictionneurs ?
Arnaud : – Ah non, ils n’ont aucune imagination ! Je pense aux imposteurs, aux espions, aux êtres dotés de personnalités multiples. Tu en trouveras quelques-uns, dans ces pages.
Claude, feuilletant le livre : –Martin Guerre ?
Arnaud :- Mon préféré. Une sorte de génie shakespearien. Pas un acteur n’aurait pu faire ce qu’il a fait !
Claude : – Raconte…
Arnaud : – Un homme avait fui le domicile conjugal, dans le Sud-ouest, après avoir volé son père. Et voilà qu’il reparaît, des années plus tard, dans un village voisin. Prévenue par ses belles-sœurs, l’épouse accourt, l’entend, hésite – il a un peu changé physiquement -, décide de le soigner – il est malade -, puis lui ouvre grand les portes de sa maison. Ils se mettent ensemble, donnent une sœur au petit garçon qu’elle avait déjà, et vivent très heureux jusqu’à ce que…
Claude :-…ce que ?
Arnaud :- Eh bien tu liras.
Claude :-Wilkomirski ?
Arnaud :- Un pauvre musicien sur qui la terre entière a pleuré, lorsqu’il a publié ses souvenirs : déporté à Maïdanek, enfant, il avait survécu par miracle à l’enfer des camps, et n’avait jamais revu sa famille.
Claude, méfiant : – Où est le problème ?
Arnaud : – Un écrivain est venu le voir, et a trouvé étrange son comportement : il pleurait en se souvenant, ce que ne faisait jamais le père du visiteur, qui avait été déporté. Au terme d’une longue enquête, l’écrivain a pu établir que « Wilkomirski » n’avait jamais quitté sa Suisse natale, durant la guerre.
Claude : – Un imposteur, donc ?
Arnaud : – Déjà plus un mythomane, mais très entouré. Une sorte de psychotique assailli par des cauchemars concentrationnaires que plein de gens – amis, psychiatres, historiens de la déportation – ont persuadé d’être né dans une famille juive lettone, puis d’avoir été déporté : et tous lui répétaient que c’était de son devoir de témoigner. Une merveilleuse victime de la psychanalyse, et de l’époque, si tu veux.
Claude : – Mais c’est un recueil de cas, ou un essai ?
Arnaud : – Les deux. J’essaye à chaque fois de défaire la pelote du moi fictif ou mensonger, en tirant les fils de l’histoire ou de la philosophie, de la psychiatrie ou de la théologie.
Claude :- Le livre a donc une double identité ?
Arnaud :- Si tu veux : c’est ma façon d’être de tout cœur avec ceux que j’évoque.
Claude, déjà plus confiant : -Qui d’autres ?
Arnaud :- Romand, l’homme qui a été pendant vingt ans le n°2 de l’Organisation Mondiale de la Santé pour ses parents, sa femme, ses enfants, et qui les a tous tué au moment d’être démasqué.
Claude :- Le héros de L’Adversaire ?
Arnaud :- Lui-même…mais aussi von Stroheim, ce cinéaste né dans une grande famille de l’aristocratie austro-hongroise, qui aura passé quinze ans de sa vie à reconstituer l’empire de François-Joseph dans les studios de Hollywood, en tenant des rôles d’officiers sadiques et dépravés, tous teutons et catholiques, jusqu’à se faire haïr du public américain : à sa mort on découvrit qu’il était le fils d’un chapelier juif de Vienne.
Claude, amusé :-La grande illusion ?
Arnaud :- En quelque sorte. Sans oublier Kurt Gerstein, cet Allemand anti-nazi qui entra délibérément dans la SS pour en savoir plus sur ses méthodes, en vint à participer à la Solution Finale pour mieux dénoncer son existence auprès des Alliés, et finit à la chute du Reich par se suicider : personne ne pouvait croire à un tel dédoublement.
Claude : -Je ne savais pas que tu t’intéressais à ces problèmes d’identité…
Arnaud, inquiet :-Tu n’avais pas lu mon Cocteau ? (Mais Claude s’est déjà replongé dans le livre afin de trouver encore une bonne raison pour ne pas l’emporter…)
Claude : -Pourquoi Pessoa ?
Arnaud :- Pour les nombreux poètes qu’il aura engendrés, au cours de sa vie : chacun avait son nom, son œuvre, son signe astral, sa biographie. Son for intérieur était un vrai forum.
Claude : -Mais pourquoi lui, aujourd’hui ?
Arnaud : -Parce que son cas se banalise, mêmes s‘il y a moins de poètes que jamais.
Claude :-… ?
Arnaud :- De plus en plus de personnes souffrent du Syndrome de la Personnalité multiple : ils renferment plusieurs sous-moi dotés d’une réelle autonomie qui leur interdisent toute continuité existentielle – jusqu’à ce qu’un thérapeute les identifie, les nomme, encourage leur dialogue puis leur éventuelle fusion.
Claude :- Quels rapports entre tous ces phénomènes ?
Arnaud :- C’est le sujet du livre.
Claude :- Eh bien dis !
Arnaud :- Le moi centralisé, impérial ou « jacobin », a vécu.
Claude :- Pourquoi ?
Arnaud :- La démocratie l’a emporté, là aussi.
Claude, intrigué :- Il n’y pas eu de changement de régime, pourtant ?
Arnaud :- Si, mais on ne le sait pas. La fabrique de l’identité relevait de l’artisanat, elle est entrée dans l’ère virtuelle. Elle était globalement façonnée par la confession et la nationalité, la lignée et la province – les héritages, donc : elle sera de plus en plus auto-produite, à l’avenir: chacun pourra décider de ce qu’il veut être, choisir sa nationalité, sa foi, mais aussi son visage, sa couleur et son sexe – comme Michael Jackson. Quitte à changer d’être au gré des tendances – ou des besoins du marché.
Claude :- Des individus à identité variable ?
Arnaud :- En quelque sorte. Avec les risques d’imposture que ça suppose.
Claude :- Et tu trouves ça bien ou mal ?
Arnaud :- Ça dépend…
Claude :- Mais enfin répond !
Arnaud :- Lis, tu sauras.
(photo Hannah agence Opale)
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